En direct d'Haïti

Quand le passé donne la main au présent


Depuis quelques semaines, un nouveau mot d’ordre politique s’est répandu à travers le pays. Il s’agit de remettre sur scène d’une façon très démagogique la personnalité de Jean-Jacques Dessalines et d’Alexandre Pétion, deux leaders parmi les principaux héros et généraux qui ont conduit Haïti à l’Indépendance après avoir vaincu l’armée napoléonienne, la plus puissante armée de l’époque.


Des manifestants anti gouvernementaux ont brandi le slogan « Pitit Desalin ale lakaypitit Pétion» : Enfants de Dessalines, allez chez les enfants de Pétion. Ils ont décidé lors des deux dernières manifestations, notamment celle du 18 novembre dernier, de se rendre à Pétion-Ville en partant des quartiers populeux de Port-au-Prince. Comme si toutes celles et ceux qui habitent  Port-au- Prince  seraient des pauvres et le contraire pour les habitants de Pétion-Ville. Cette vieille rengaine qui cache la nature de la pauvreté de la grande partie des Haïtiennes et des Haïtiens, a recommencé à faire le jeu des politiciens traditionnels.


L’origine historique de cette fausse interprétation au détriment de l’existence des classes sociales en Haïti


La nature a voulu que Dessalines soit un Noir,  un ancien esclave  analphabète qui a subi les exactions du système. Devenu premier chef d’État haïtien et empereur pour se mettre à la hauteur de Napoléon Bonaparte, il a été assassiné le 17 octobre 1806. Le complot a été fomenté par des Mulâtres et des Noirs de la nouvelle classe dirigeante. Pétion, un Mulâtre, est lui, fils d’un colon blanc et d’une Négresse. Non seulement, il n’a jamais connu les affres de l’esclavage, mais il a pu bénéficier du pain de l’instruction en France.


Sont-ils chacun suivant la couleur de sa peau le représentant, l’un de la classe possédante et l’autre de celle des démunis ?


Il est vrai que depuis le système colonial qui a duré de 1492 avec l’arrivée de Christophe Colomb jusqu’au trépas de ce système le 18 novembre 1803 avec la grande Bataille de Vertières, cette question de ‘’race’’ ou de couleur  a fait des ravages au sein de toutes les classes ou fractions de classe qui  composaient cette société. C’est ainsi que des alliances se faisaient ou se défaisaient soit pour maintenir ou pour combattre ce mode de production abject. Des situations objectives dont ce n’est pas le moment d’étudier ici, ont forcé les deux fractions de l’élite montante que l’on appelait les Anciens libres pendant la guerre de l’Indépendance à s’unir. C’était pour chasser les colons blancs qui refusaient de les reconnaître comme des êtres humains à part entière pour créer à partir du premier janvier 1804 le premier État nègre indépendant des Amériques. Une nouvelle classe sociale venait ainsi de  naître, c’était celle des paysans dénommés aussi les Nouveaux libres où l’on pouvait compter des gens de toutes les nuances épidermiques. Si les Noirs étaient et sont majoritaires parmi les moins fortunés et les mulâtres majoritaires parmi les plus aisés, cela  découle de raisons purement historiques comme nous le soulignons brièvement ici.


Les nouveaux libres ont-ils jamais joui intégralement des fruits de la guerre de l’Indépendance alors qu’ils formaient la force principale de l’armée révolutionnaire ?


Les premiers dirigeants du nouvel État ont pris des mesures agraires et politiques qui ont confiné ces paysans sur des terres ingrates en les excluant de tout accès à une vie civile, politique et civique digne.  Ceux-ci n’ont jamais accepté leur sort. C’est pourquoi ils ont commencé à se révolter dès les quinze premières années qui ont suivi l’abolition définitive du système esclavagiste.Tout au cours de plus de nos deux siècles d’histoire, ils ont toujours été bafoués par des politiciens de toutes les nuances épidermiques qui ont cherché à accéder au pouvoir politique pour couronner leur pouvoir et ou leur privilège intellectuel et socio-économique. Sans sourciller, ces politiciens ont toujours abandonné les masses travailleuses et rejoint leur famille politique et économique dès que leur rêve se trouvait satisfait. François Duvalier est l’un des exemples emblématiques de l’utilisation de la question de Noirs et Mulâtres pour asseoir sa dictature et transmettre les rênes du pouvoir à son fils Jean-Claude qui n’avait que 19 ans en 1971. Il véhiculait l’idée de créer une bourgeoisie noire, comme si elle n’existait pas déjà.


À chaque grande turbulence politique, les amateurs du pouvoir soulèvent cette fausse rancune de couleur pour ameuter la grande majorité noire  afin de monter sur le trône en perpétuant la même pratique d’abandon de ces masses et de réconciliation avec leurs pairs.


Sans nier l’existence d’un certain préjugé de la fraction riche des Mulâtres contre les Noirs, il est important de dire que l’exploitation et la domination du peuple haïtien sont organisées par une oligarchie antinationale et myope composée de toutes les nuances de la peau, c’est-à-dire par une classe sociale qui détient toutes les richesses du pays. La plupart des personnes mobilisées dans les rues contre le gouvernement antipopulaire de Martelly et de son chef de gouvernement Laurent Lamothe se sont trompées de cible car elles travaillent contre leurs propres intérêts en espérant des miettes de la nouvelle équipe dirigeante. Si la plupart de ces personnes ont raison de manifester leur   mécontentement, elles ont tort de se livrer à la solde de leurs ennemis de classe traditionnelle. Malheureusement ces victimes du système antipopulaire ne sont pas encore parvenues à tirer des leçons sur la trame de leur histoire. Même si les classes dominantes s’entendent sur ce point, elles ne font que retarder ce moment. Le bal alors aura fini.


Terminons par ces paroles prêtées à Acao, l’un des premiers leaders paysans qui voulaient une autre distribution des richesses nationales vers les années 1820, soit à l’aube de la proclamation de l’Indépendance : ‘’ Nèg rich, se milat. Milat pòv, se nèg. (Les nègres riches sont des Mulâtres et les Mulâtres pauvres sont des nègres.)


Marc-Arthur Fils-Aimé


28 novembre 2013