En direct d'Haïti

Peut-on comprendre ce qui se passe en Haïti?

Il est bien malheureux que, depuis plusieurs semaines, plusieurs mois et même depuis plus de deux ans, toutes nos analyses n’embrassent que des situations de conflit entre différentes instances étatiques. Le choix n’est pas volontaire. Il est exigé par la marche des choses. Par exemple, en cette seule semaine du 22 octobre, plusieurs obstacles se sont soulevés pour obstruer le déroulement normal de la vie sociale et publique. Plus d’un se demande où se trouve la direction du pays ou du moins quelle est l’instance étatique qui maîtrise et oriente la barque nationale? Le législatif, le judiciaire et l’exécutif s’entrechoquent sur bien des dossiers. Pourquoi tous ces tumultes qui s’amplifient de jour en jour entre pairs de la même classe de politiciennes et de politiciens?


Chacun de ces pouvoirs se dit victime de l’empiètement du sien par l’autre. La vérité qui n’est jamais abstraite doit résider quelque part. Ce sont, en l’occurrence, la Loi mère et toutes les lois qui lui sont subsidiaires qui déterminent en principe le rôle de toutes les instances étatiques. Pourtant, il est évident que le président Martelly a eu la malice de domestiquer des portions importantes des autres pouvoirs et de presque toutes les directions de l’administration publique. Ce qui lui permet d’agir selon ses besoins, de ceux de ses proches et de certains courants de ladite communauté internationale, même si ces besoins ne correspondent pas aux intérêts de la nation. Le 17 octobre dernier, le président Martelly a affirmé dans un rassemblement public dans le nord du pays que le pouvoir exécutif est plus fort que les deux autres et a nié implicitement leur indépendance. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois qu’il a déclaré la supériorité de l’exécutif sur le judiciaire et le législatif.


Parmi tous les scandales qui ont secoué la conjoncture récente, nous retenons la partie relative aux élections à cause de son caractère plus structurel. Ces élections devaient avoir lieu de plus de deux ans. Et, jusqu`à maintenant, leur réalisation reste encore problématique. Le Conseil Transitoire du Conseil Électoral Permanent est le fruit d’une compromission non prévue dans la Constitution, entre le Sénat et le président Martelly. Cette entité responsable de l’organisation des prochaines élections a publié ce qu’elle a appelé « un pré-calendrier électoral » et fixé la date des élections au 23 janvier 2014. Pourquoi un pré-calendrier et non pas tout simplement un calendrier électoral? Un pré-calendrier a-t-il la qualité de se substituer à un calendrier régulier?


Ce conseil formé de neuf membres est dans sa majorité à la solde du pouvoir exécutif. Le Conseil a remis au Président de la République l’avant-projet loi électorale pour le déposer au pouvoir législatif. La Chambre des députés a voté cet avant-projet malgré les changements que le pouvoir exécutif y a apportés sans en avoir la compétence constitutionnelle après l’avoir gardé plus de deux mois dans son tiroir. Le Sénat a réagi autrement en y adjoignant de nombreux amendements qui répondraient plus aux désidératas des partis politiques demeurés en lice pour les prochaines joutes électorales. Il revient à la Chambre des députés de faire ce qu’il doit avant d’aboutir à une loi électorale apte à cadrer les élections. Entre-temps, une minorité des membres du Conseil a dénoncé les décisions prises par son président qui a mis unilatéralement en branle la machine électorale.


L’opposition politique s’est montrée sur une autre piste. Malgré certaines divisions tactiques qui la rongent, elle s’est refusé d’emprunter ce chemin trempé d’illégalité, ce pour de multiples raisons. L’une d’entre elles, c’est que ledit Conseil Transitoire est une émanation du pouvoir exécutif et que tous les dés sont déjà pipés. Le président n’a jamais caché son intention de garder ses yeux ouverts sur cet organisme d’État indépendant.


Entre-temps, les manifestations anti-Matelly s’intensifient à Port-au-Prince et au Cap-Haïtien, les deux principales villes du pays où fusent deux sortes de mot d’ordre. Un mot d’ordre réclamant le départ immédiat du président de la République et des élections générales. Une ombre plane sur ce point de vue. D’ailleurs, est-ce que cette opposition dispose les moyens de sa politique pour mettre le pouvoir hors jeu? Qui s’occuperait de la transition pour mettre en œuvre les prochaines élections? Le poids de ladite communauté internationale, vu l’allégeance de la grande majorité des politiciens traditionnels à cettedite communauté, profitera de leur manque d’autonomie pour s’imposer à l’instar de ce qui s’est passé en février 2004 à la chute provoquée de l’ex-président Aristide. Sans trop de peine, elle n’aura qu’à introduire ses mains dans ce panier d’antinationaux pour en tirer tout un gouvernement soumis à ses désirs. Par un autre mot d’ordre plus conciliateur, une fraction de cette opposition aimerait que le président termine son mandat, quitte à modifier son gouvernement et son comportement autoritaire.


Le mois de janvier 2014 sera un mois butoir pour l’avenir de l’actuelle équipe dirigeante. Tant d’évènements importants attendent, notamment la demande de mise en accusation du chef de l’État par le Sénat qui sera énormément difficile, suite à la mort du juge Jean Serge Joseph, survenue après une convocation insolite et drapée de violence verbale de la part du Président dans un cabinet d’avocats, proches amis de M. Martelly, en juillet dernier. M. Laurent Lamothe, chef de gouvernement, le ministre de la Justice, Me Jean Reynel Sanon, le doyen du tribunal civil de Port-au-Prince, d’autres personnalités proches et conseillères de M. Matelly ont participé à cette rencontre. Il faudrait pour cette mise en accusation un appui des 2/3 de la Chambre des députés, une Chambre contrôlée dans sa grande majorité par des affidés du Palais national.


L’anti-Martelly s’affirme de plus en plus à travers les dix départements et parmi les expatriés. Le président du Sénat et automatiquement Président de l’Assemblée nationale et qui est le deuxième personnage du pays, Simon Dieuseul Desrat et celui de la Chambre des députés, M. Tolbert Alexis, ont ouvertement déclenché l’offensive contre le pouvoir Martelly-Lamote. Dans les rues, la majorité qui ne veut plus demeurer silencieuse se mêle progressivement, à travers diverses formes de manifestations, de la partie. La police qui, accompagnée de la Mission des Nations-Unies pour la Stabilisation d’Haïti (MINUSTAH), réprime à coup de gaz lacrymogène le moindre rassemblement public anti-Matelly, empire la situation qui se caractérise de provocation en provocation. Le pays se meurt sous la baguette d’une classe politique et d’une oligarchie myopes et répugnantes sous l’encouragement des grandes puissances occidentales qui en profitent pour soutirer les ressources vitales du pays. L’alternative doit venir d’une gauche indépendante et autonome qui n’aura de compte à rendre qu’au peuple. Le camp du peuple, Pati Kan Pèp La est à construire dans l’unité et dans la clarté idéologique pour atteindre ce degré de souveraineté.


Marc-Arthur Fils-Aimé

25 octobre 2013