En direct d'Haïti

Les pouvoirs se battent en haut et le peuple se meurt en bas


La conjoncture a pris un nouveau visage

Depuis le 17 octobre dernier, date où l’opposition contre le gouvernement a repris les grandes mobilisations des rues, la conjoncture politique revêt un autre visage. Les camps se précisent davantage avec d’un côté, une option de plus en plus large exigeant le départ prématuré de l’actuelle fraction dirigeante macouto-bourgeoise et de l’autre, les manœuvres de cette dernière avec un appui non masqué des puissances extérieures pour se perpétuer à la tête des affaires publiques. Pendant que des représentants des différentes fractions des classes politiques traditionnelles se battent en haut pour l’accès ou le maintien au pouvoir, le peuple se meurt en bas dans la pauvreté.


Au nom de quoi Dessalines a-t- il été  profané?

Le 17 octobre marque le crapuleux assassinat en 1806 de Jean- Jacques Dessalines, l’un des principaux fondateurs de l`État-nation haïtien. En ce jour, deux manifestations parallèles ont rempli certaines rues de la capitale. L’opposition dite radicale au pouvoir en place a organisé une manifestation qui selon toutes les informations, a réuni plusieurs milliers de personnes. Le chef de l’État, M. Michel Martelly et le chef du gouvernement, le premier ministre Laurent Lamothe, ont eu pour leur part une idée saugrenue. Sous  le faux prétexte de célébrer la vie et non la mort du héros qui a inspiré bien d’autres libérateurs à travers le monde,  ils auraient dépensé plusieurs millions de gourdes pour festoyer.


Les six sénateurs n’ont pas lâché prise en dépit des ingérences internationales.

Entre-temps, le président de la République a ouvert une nouvelle ronde de dialogue avec plusieurs secteurs de la société, dans l’objectif évident d’isoler le groupe des six sénateurs qui refusent de voter la loi électorale approuvée par la chambre des députés.


Les sénateurs épinglés par le pouvoir et ses supporteurs locaux et internationaux ont pourtant démontré dans toutes leurs prises de position qu’ils ne cherchent qu’à respecter la Loi en vigueur. Ils bénéficient de l’appui des partis politiques et d’un large courant du mouvement social farouchement anti Martelly et compagnie. Ce qui les aide à  résister à toutes les pressions venues de tous azimuts des puissances étrangères.


Les revendications populaires à caractère social démentent les progrès du duo Martelly -Lamothe.

Dans la capitale comme dans plusieurs villes de province, la police, qui ressemble de plus en plus aux anciennes Forces Armées d’Haïti, réprime le peuple qui revendique des services sociaux de base comme l’eau potable, l’électricité, etc. Ces manifestations populaires que les forces progressistes doivent accompagner grossissent le flux de l’opposition. Elles contribuent à démentir toute la propagande savamment orchestrée par le gouvernement, qui s’attribue des progrès sans précédent. Il faut quand même reconnaître le brin de vérité derrière cette propagande : c’est  effectivement la première fois qu’un président et un premier ministre haïtiens voyagent autant à l’étranger et  s’attribuent des per diem aussi exorbitants à même les derniers publics, alors que la situation des masses populaires ne cesse de se détériorer.


Nous ne produisons plus que 48% de ce que nous consommons. Nous assistons aussi, depuis quelque temps, à une résurgence des boat-people vers les côtes des Bahamas, sans compter la vague d’émigration vers la République dominicaine et d’autres prétendus paradis. L’essentiel pour tous ces désespérés est d’abandonner une terre qui ne leur semble plus offrir d’avenir. Même les jeunes qui ont bouclé leur cycle secondaire et pour certains, leurs études universitaires ne réfléchissent pas autrement. Et pendant ce temps, les puissances internationales consolident leur mainmise sur nos richesses naturelles.


La dégringolade de la gourde est une autre preuve.

La dégringolade de la gourde est une autre preuve des mensonges du pouvoir Martelly-Lamothe. Nous avons besoin actuellement de 47 gourdes pour acheter un dollar.


Cette dépréciation de la monnaie nationale n’est pas d’ordre conjoncturel. Elle traduit la chute libre de la production nationale depuis plusieurs décennies. La politique sans vision des néo-duvaliéristes se contente de perpétuer et d’aggraver une pratique traditionnelle des classes dominantes et dirigeantes. Haïti a de plus ajouté une nouvelle dépendance à son palmarès, avec le rôle asymétrique joué par la République dominicaine dans son économie.


La stratégie de la sous-traitance, fragile de par sa nature, n’a pas produit l’effet de bouée de sauvetage attendue depuis la dictature des Duvalier. Au contraire, les tonnes de béton qui se sont substituées,  sous le cynique règne de René Préval, aux jardins des petits paysans sur les terres fertiles du Nord-est  au profit des zones franches, ont fait dégringoler leur niveau de vie.


Bien d’autres éléments illustrent le caractère régressif du gouvernement. Il a tout récemment augmenté le prix du gallon d’essence et de diésel, alors même que le cours du pétrole est à la baisse sur le marché international. Cette augmentation a eu l’action perverse de gonfler l’inflation pour une population déjà inoccupée à plus de 70% selon toutes les données. Obnubilée par les gains à court terme, cette fraction des classes dominantes s’enfonce dans la myopie.


Qui viendra visiter nos sites  malgré leur immense beauté et leur originalité?

Le gouvernement Martelly et ses complices locaux, encouragés par les promesses fallacieuses des multinationales, continuent de sacrifier sans scrupule la capacité productive des paysans déjà appauvris. Il les dépossède de leurs parcelles agricoles dans diverses régions du territoire pour installer des infrastructures dites à vocation touristique telle l’Île à Vache. Qui viendra visiter nos sites  malgré leur immense beauté et leur originalité ?


Nous vivons un moment où le néolibéralisme sabre l’économie du prolétariat et des couches à peine aisées des pays occidentaux. Pourtant, ce sont leurs membres qui constituent le gros volume de la filière touristique chez nous et même de toutes les nations du Sud. Les riches se sont dotés d’autres destinations de luxe. La diaspora haïtienne subit aussi  les contrecoups du capitalisme vieillissant et agressif. Le chômage, la cherté de la vie et les nouvelles taxes de Martelly, qui ont presque doublé le coût du billet d’avion vers Haïti, la dissuadent dans une proportion importante de promouvoir le tourisme local.


Et alors?

Les luttes intestines à l’intérieur de la droite et de la social-démocratie  s’étendent et inquiètent le pouvoir. D’aucuns ont cru bon de sous-estimer la présence de M. Charles St-Rémy dit  Kiko, beau-frère du  président Martelly à une manifestation de rue, le mardi 18 novembre dernier. Ils ont considéré le paramètre moral de la personne et ont négligé la fraction politique qu’il représente. S’il a profité de cette occasion pour dénoncer le premier ministre Lamothe, son ennemi déclaré, M. St-Rémy entendait par cette tactique dédouaner sa sœur et son mari. Cette sortie impromptue atteste d’une tension au sein du pouvoir qui ne peut plus se régler à l’interne et  annonce que l’avenir au palais national et à la primature est porteur de nuages sombres.


La  lutte tend à devenir frontale entre les deux branches de l’exécutif et entre celles-ci et les autres secteurs politiques dominants. Le jeu des alliances est ouvert, d’autant que l’opposition qui est majoritairement à droite est fissurée. Quel sera le visage du pays le 13 janvier 2015 ?


Marc-Arthur Fils-Aimé

26 novembre 2014