En direct d'Haïti

Le président Joseph Martelly a-t-il les mains libres pour diriger le pays à coup de décrets?

 

Le 12 janvier 2015 restera longtemps une date tristement mémorable dans l’histoire du peuple haïtien. Ce pays a toujours souffert d’un déficit démocratique à l’exception de quelques rares et courts moments d’un gouvernement qui respecte la Constitution et les lois en vigueur. Cette fois-ci le président de la République, après avoir piétiné toutes les échéances électorales, s’est trouvé seul au timon des affaires nationales sans le contre-pouvoir législatif. La chambre des députés et le deuxième tiers du Sénat ont vécu dans la nuit du 11 janvier les dernières minutes de leur mandat constitutionnel. Il ne reste à la tête de l’État que seulement 11 élus, le président Martelly et 10 sénateurs.

 

L’internationale s’est trompée en pensant pouvoir manipuler pour des raisons diverses toutes les fractions de l’opposition impliquées dans les mobilisations des rues.


M. Martelly que l’on croyait être, au début de son mandat, un ignorant des choses politiques a, pendant ses trois ans et quelques mois de gouvernance, roulé plus d’une fois ses adversaires avec ses fameuses commissions. Il les a trainés dans une impasse où à force de hausser le ton, il s’est trouvé lui-même empêtré. Ladite communauté internationale lui a toujours apporté de grands souffles salvateurs aux moments opportuns. Cependant, dans une certaine mesure, le président Martelly n’a pas pu faire atterrir son plan sans fracas comme il le souhaitait. Une fraction de l’opposition lui a dressé des embûches qui l’ont obligé à fléchir ses tactiques. Et sur cet angle, l’internationale s’est trompée en pensant pouvoir manipuler pour des raisons diverses toutes les fractions de l’opposition impliquées dans les mobilisations des rues. Ces manifestations qui s’intensifient progressivement ont un impact certain sur les tenants du pouvoir qui sont astreints à modifier leur tactique visant à garder le pouvoir sous une forme ou une autre. L’ingérence directe et sans voile de l’ambassadrice américaine Mme Pamela White par exemple, n’a pas atteint son but, celui de contraindre à l’obéissance et à la soumission l’aile constitutionnaliste du sénat. Les courants qui ont choisi les exhortations populaires pour exiger la démission de M. Martelly et de son nouveau premier ministre M. Evens Paul n’ont pas baissé les bras. Ils maintiennent la pression des rues.

 

C’est pourquoi nous nous demandons si le président Martelly a les mains libres pour diriger le pays à coup de décrets.


Aujourd’hui, la nation nage dans l’illégalité et l’illégitimité absolues. Le nouveau premier ministre, nommé par le président Martelly, a été investi d’un pouvoir en dehors des normes constitutionnelles. De surcroît, le chef de l’État l’a barricadé ainsi qu’un grand nombre de ministres ayant occupé cette position sous le gouvernement de Laurent Lamothe. D’ailleurs, avant d’être reconduits, ils auraient dû recevoir une décharge pour avoir géré des deniers publics. Le nouveau premier ministre est doublement ligoté puisqu’il est passé par la petite porte pour obtenir ce poste et parce qu’il est entouré de ministres, partisans du président, qui sont plus puissants que lui. Ce qui a diminué les marges de responsabilité de M. Paul toutes les fois qu’il a eu l’intention d’apporter certaines corrections aux fautes, aux erreurs et aux écarts du premier mandataire de la République. Ces premières inflexions vis-à-vis du président Martelly ont créé des doutes sur sa volonté de nuancer le statu quo car il a annoncé la poursuite de la politique en cours. Cela signifie-t-il que tout marchait bien avant son arrivée?

 

Le président Martelly et son optique individualiste a conduit le pays dans une situation difficile.


Le président Martelly et son optique individualiste a conduit le pays dans une situation difficile, non seulement au niveau politique, mais également économique. La pauvreté s’est intensifiée au sein des masses populaires rurales et urbaines. Un appauvrissement qui affecte de plus en plus profondément de larges fractions de la petite bourgeoisie traditionnelle et moderne. Le nouveau ministre des Finances M. Laleau, qui occupe pour la deuxième fois pendant le règne Martelly ce poste, souhaite que le président décrète l’état d’urgence. Le chef de l’État détient-il l’outil constitutionnel pour le faire? Qu’est-ce que l’état d’urgence voudrait dire pour une société où la grande majorité nage dans la misère sinon qu’administrer les doses létales du Fonds Monétaire International (FMI) avec plus d’insouciance? Le ministre néolibéral n’a pas expliqué les mécanismes pour appliquer ses intentions qui restent jusqu’à présent un vœu théorique pieux.

 

Le pays frôle la catastrophe à cause d’une mauvaise gestion de la caisse publique, couplée d’une corruption entretenue par les plus hauts dignitaires de l’administration Martelly et de son ex-premier ministre Laurent Lamothe. La corruption et la gestion irrationnelle du trésor national sont deux éléments distincts à ne pas confondre même si l’une facilite l’autre. Cette plaie qui a marqué le binôme Martelly/Lamothe, jointe à leur idéologie d’extrême droite, constitue une faiblesse sur laquelle les puissances internationales s’appuient pour obtenir de ces dirigeants leurs demandes antinationales telles que des concessions des milliers d’hectares de terre à des familles étrangères et à des multinationales. Celles-ci sont aussi attirées par le sous-sol haïtien qui est trop riche pour le laisser au bénéfice des enfants du pays. Le support des pays dit « amis » à ce pouvoir est très intéressé. Il ne s’agit nullement d’encourager notre fragile démocratie. Au contraire, ils préfèrent le chaos pour se donner des prétextes de toutes sortes et atteindre leurs objectifs cachés que les forces progressistes ont d’ailleurs le devoir de dévoiler et de combattre. C’est le sens des diverses réactions unilatérales des autorités européennes et américaines parfois visiblement mensongères comme les déclarations du secrétaire d’État de l’administration du président Obama, M. Kerry qui a à plusieurs reprises encensé la bonne marche du président Martelly.

 

Nous avons tiré de cette conjoncture deux grandes leçons. 1-La communauté internationale ne peut pas jouir de toutes ses latitudes impérialistes que quand elle a la bénédiction des principaux responsables du pays. « ‘Si anndan pa bay, deyò pa ka pran »’  »Il faut la main de l’intérieur pour que l’extérieur reçoive » . 2- Ils sont rares les politiciens de notre pays qui ont assez de force, de conviction pour mener leur lutte jusqu’au bout. L’arrivée à la primature de M. Evens Paul et du social-démocrate M. Victor Benoit ministre des Affaires sociales en sont les deux derniers exemples emblématiques. À une certaine phase de leur vie, ces politiciens sont prêts inconditionnellement à abdiquer leur militance et leur conscience politique pourvu qu’ils reçoivent des miettes d’autorité. Cette attitude qui tend à dépolitiser les masses populaires pave davantage le terrain au bénéfice des forces réactionnaires.

 

Marc-Arthur Fils-Aimé

29 janvier 2015