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Le peuple haïtien, à la recherche d’une vie meilleure

 

Le gouvernement haïtien avait prévu l’ouverture de l’année scolaire 2019-2020 au lundi 9 septembre dernier. Ils étaient peu nombreux, les parents, qui avaient honoré cette journée en permettant à leurs enfants d’emprunter le chemin de l’école, car la grande majorité de ces parents sont incapables financièrement de répondre aux obligations des directions des établissements scolaires qui sont à plus de 80% privés. La conjoncture turbulente que vit le pays depuis le début de la deuxième semaine du mois de septembre a débuté par une rareté de l’essence aggravée par des bandes armées qui sèment le deuil et la souffrance dans une large étendue du territoire national. De plus en plus de faits ont prouvé que certains gangs sont financés et approvisionnés en munitions par des autorités établies, d’autres par des secteurs mafieux au sein des membres les plus puissants des classes d’affaires ou tolérés par ces deux camps.

L’opposition au régime corrompu du président Jovenel Moïse et de son parti politique dénommé malicieusement Pati Haïtien Tèt Kale( en français tête chauve) PHTK, a profité du ras-le-bol de la population pour enclencher une lutte visant à l’éjecter du pouvoir. Le nom du chef de l’État a toujours été associé, même avant son accession à la présidence, à des activités interlopes. La Cour Supérieure des Comptes et des Contentieux administratifs a révélé au début de cette année que son nom est impliqué soixante-neuf fois, ainsi que celui de ses acolytes, dans des détournements de fonds du Petro Caribe. C’est l’ancien président Hugo Chavez qui avait offert un avantage énorme à l’État haïtien pour améliorer les infrastructures et la situation du peuple. (Voir « Haïti, Un climat insurrectionnel« ) sur le Pétro Caribe.

Le peuple haïtien a décidé de ne pas se laisser gouverner par des malfrats.

Voilà le contexte sociopolitique et économique qui a conduit le pays dans un cycle de mobilisations qui entraînent de plus en plus de monde dans des manifestions immenses, atteignant parfois des millions de personnes à travers le pays. Le premier grand soulèvement a eu lieu les 6,7, et 8 juillet 2018 pour protester contre la hausse du prix de l’essence sur une injonction du Fond Monétaire International qui n’a jamais cessé de nous prescrire ses habituels remèdes de cheval. Une telle mesure correspondrait automatiquement à l’augmentation du coût du transport public et de la cherté de la vie. La spontanéité de la réaction populaire a contraint le gouvernement à rétracter sa décision.

A partir des mois d’octobre, de novembre de l’année dernière, et de février et de juin de cette année, la lutte anti-gouvernementale a connu une autre dynamique. De plus en pus de voix exigent non seulement la vérité sur le vol des fonds de Pétro Caribe mais aussi la démission du Chef de l’Etat qui, malgré l’échec total de toutes ses promesses électorales, continue à en faire d’autres, plus mirobolantes les unes que les autres, ce qui a changé la donne.

 

Rien ne fonctionne comme à l’ordinaire

Depuis ce début de septembre, le pays est littéralement bloqué. On dit qu’il est en mode  » lock ». Rien ne fonctionne comme à l’ordinaire. Pas même la présidence, car son chef a fui le Palais national et dirige à distance le cabinet ministériel qui, légalement, n’existe plus. Pourquoi?

Un premier ministre a donné sa démission suite à des manœuvres du président qui lui reprochait d’avoir alimenté les manifestations des rues en vue de le remplacer. Le chef de l’État, qui est au plus bas de sa popularité, a nommé un deuxième premier ministre qui a reçu le même sort que le premier. Les deux n’ont pu présenter leur déclaration de politique générale par devant le Sénat, dont une minorité leur avait fermé l’entrée. Il advient que c’est le premier successeur pressenti qui fonctionne en dehors des limites prévues par la Constitution. Le mandat des députés et bientôt celui des deux tiers du sénat seront arrivés à terme au début du mois de janvier prochain alors que les élections constitutionnellement prévues pour ce mois d’octobre sont impossibles à tenir. Les drapeaux d’une grande partie de l’administration publique sont en berne. La plupart de leurs portes ont été fermées par les manifestantes et les manifestants pour entraver davantage les démarches du président de la République. Les rues, les routes nationales, même les chemins vicinaux sont difficiles d’accès, encombrés par des barricades de pneus enflammés. On souffre de la rareté de tout. Les paysans n’arrivent qu’avec beaucoup de peine à acheminer leurs produits aux marchés de surface. Les grands centres commerciaux souffrent de la rareté de certains produits. Des ateliers de misère des zones franches de l’assemblage commencent à congédier leurs ouvrières et ouvriers à cause des embûches de la circulation et du dysfonctionnement quasi total des ports. La gourde se déprécie à un rythme inquiétant. On a besoin de plus de 93 gourdes pour un dollar américain dans un pays où la production nationale s’est effondrée sous les fourches caudines du néo-libéralisme, du délabrement ininterrompu de l’environnement, du fait du mépris des autorités responsables dans ce domaine.

Le pouvoir qui ne bénéficie que du rare appui du Core Groupe formé des représentants diplomatiques des États-Unis, du Canada, du Brésil, de la France, de l’Allemagne, de l’Espagne, de l’Union européenne, de l’ONU et de l’OEA, reste attaché à son poste. Lors des premières grandes mobilisations, le Core Groupe et l’équipe présidentielle pouvaient compter sur l’essoufflement de la grande majorité d’un peuple qui vit de leurs activités, si petites soient-elles, au jour le jour, ce qui affaiblissait ces mobilisations. Cette fois-ci, la situation diffère. Nous sommes à la sixième semaine consécutive du ‘lock’. La détermination anti-Jovenel et anti-PHTK s’amplifie, avec beaucoup plus de gens dans les rues et sur les barricades et un discours beaucoup plus radical et agressif. Tous les secteurs vitaux de la nation, même les plus conservateurs comme les Eglises, le patronat, la plupart des syndicats, se sont joints aux partis politiques de l’opposition pour demander le départ d’un président qui ne gouverne rien.

Aux mots d’ordre de plus en plus radicaux allant jusqu’au changement de système véhiculés lors des mégamanifestations nationales quotidiennes, la police répond violemment avec une brutalité non proportionnelle face à une foule immense, mais pacifique. Elle fait un usage abusif de gaz lacrymogène, de camions d’eau polluante dite dlo graté, de balles en caoutchouc et parfois de balles réelles qui causent des morts, des blessures et des personnes handicapées. Cette attitude mortifère a soulevé bien des fois la colère des gens qui attaquent les policiers avec tous les moyens qu’ils trouvent à leur porté: roches, tessons de bouteilles etc.

 

Comment l’avenir immédiat se profile t-il?

La perspective, si le président, ses prétendus amis internationaux et nationaux, ses proches collaboratrices et collaborateurs, refusent d’entendre la voix de la grande majorité, ne sera pas réjouissante. La situation pourra déboucher sur une grande catastrophe avec des émeutes de la faim, une paralysie totale de toutes les activités sociales et économiques et sur une violence inouïe venue de la frustration grandissante de toutes les catégories sociales. Déjà, la mairie de Port-au-Prince a annoncé son incapacité d’enlever les immondices par manque d’essence et de l’impraticabilité de certaines rues. Il existe des quartiers infestés de bandits lourdement armés qui défient la police, qui tuent, dévalisent les passant.e.s, détournent des camions de marchandises et même des camions-citernes d’essence en plein jour. Les conséquences malheureuses de ces pratiques sont immédiates. Des gens meurent dans les hôpitaux par insuffisance de soins due aux déficiences de médicaments les plus urgents comme l’oxygène. L’année scolaire a très mal débuté. Les écoles ont dû fermer 2 jours après leur ouverture. Aujourd’hui, nos institutions sont incapables de remplir leurs tâches auprès de nos organisations qui ont tant besoin de notre accompagnement. Nous sommes dans l’obligation de nous caserner.

Cette crise sociopolitique a des conséquences sur:

L’Institut culturel Karl-Lévêque (ICKL)

Depuis le début de septembre, avec cette nouvelle série de luttes populaires contre le gouvernement, le personnel de l’Institut est confronté à d’énormes obstructions. Il se trouve dans l’impossibilité de répondre à ses rendez-vous, notamment à ceux se déroulant sur le terrain des organisations paysannes qu’il accompagne. Les routes, comme il est mentionné ci-dessus, sont bloquées.

Le cas ne diffère pas pour nous du bureau. Port-au-Prince se lève tous les jours sous des barricades enflammées et les gens qui aimeraient ou qui tenteraient de les traverser font face à des menaces proférées par les personnes qui les ont dressées. C’est pourquoi nous éprouvons de grandes difficultés à fréquenter le bureau avec la même régularité.

Sur les organisations partenaires:

Les organisations partenaires, elles aussi, se trouvent impliquées à leur manière dans la lutte contre ce pouvoir qui s’est dressé comme un ennemi direct de la paysannerie tant que ses mesures vont à l’encontre de leurs revendications. De toute façon, nos organisations partenaires ne peuvent pas mener les mêmes activités, vu du fait qu’elles sont aussi prisonnières des mêmes empêchements que nous.

Pour pallier ces entraves, nous avons créé un groupe whatsapp afin de partager les informations avec nos partenaires sur l’évolution de leur localité et de leur apporter notre solidarité.

La sortie de crise ne semble pas être pour demain même si le départ du président et de son équipe n’est pas trop loin. La conscience populaire a l’air d’avoir progressé et ne s’apprête pas à accepter n’importe quelle transition.

 

 

Marc-Arthur Fils-Aimé

Directeur Général de l’ICKL

15 octobre 2019