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La jeunesse haïtienne : un avenir orienté par les intérêts des puissances impérialistes – Un texte de Képler Aurélien, jeune membre de l’équipe de l’ICKL


Dès la fin de l’année 1806, soit deux ans après son indépendance, Haïti fait face à un ensemble de crises dont les unes sont plus conjoncturelles que les autres. Parmi ces crises, la dernière, d’ordre structurel, à laquelle le pays est confronté date de près de trois décennies. Pendant que différents acteurs continuent à lutter pour la conquête du pouvoir politique et le contrôle des richesses du pays dans le sens de leurs propres intérêts, cette dernière crise se complexifie et un avenir sombre plane sur Haïti.


Face à cette réalité, la jeunesse se montre désintéressée et désengagée à prendre en main le destin du pays pendant que la population haïtienne ne cesse de se rajeunir. Selon le 4e Recensement général de la population et de l’Habitat (RGPH) réalisé en 2003 par l’Institut haïtien de Statistique et d’Informatique (IHSI), la population haïtienne présente une structure jeune. Plus de la moitié de ladite population est âgée de moins de 21 ans. Et, selon le Fonds des Nations Unies pour la Population (UNFPA en anglais) , le rythme de croissance de la population des jeunes âgés de 15 à 24 ans révolus est plus élevé que celui du reste de la population totale (3 % contre 2,5 % par année) durant la période comprise entre le recensement 1982 et celui de 2003. Évidemment, cette jeunesse dont nous parlons est très hétérogène socialement ainsi qu’idéologiquement et ne peut se réduire à sa dimension chronologique; ce qui ne nous empêche pas de constater son désengagement dans sa grande majorité. Son désengagement se manifeste tant par son silence laxiste que par sa participation dans des activités de loisirs aliénants et illusoires comme moyen de fuir des problèmes confrontés au quotidien. Certainement, ce désengagement s’inscrit dans toute une dynamique sociétale.


Les perspectives d’avenir pour les classes productrices et la petite bourgeoisie, particulièrement les jeunes appartenant à ces classes, semblent fortement influencées par les intérêts impérialistes. Très souvent, l’avenir des jeunes haïtiens et haïtiennes se dessine vers l’extérieur. Dans ce cas, cet avenir se projette avant tout vers le Canada pour les jeunes universitaires. Quant à ceux et celles dont le niveau de formation est moindre ou est axé sur la technique, les destinations prévues sont les États-Unis, les Bahamas, la République dominicaine et, depuis très peu de temps, le Brésil. Quand au contraire – pour des raisons liées aux contraintes ou à un minimum d’attachement à Haïti – l’avenir est projeté à l’intérieur du pays, cet avenir se dessine vers les organisations non gouvernementales ainsi que les organismes internationaux pour les jeunes universitaires et vers les zones franches industrielles pour l’autre catégorie. En ce qui a trait à la jeunesse de la petite paysannerie productrice, son avenir est généralement projeté vers les principales villes du pays (particulièrement Port-au-Prince) pour venir grossir les bidonvilles et l’armée réserve disponible pour les industries de sous-traitance. Jusqu’où va cet avenir si sombre et inquiétant?


Tout effort de prévision lucide sur le cheminement dudit avenir doit, dans une relation de causalité circulaire, tenir compte des déterminants historiques (de l’avenir) et des réponses apportées à ces dernières.


Les déterminants historiques de cet avenir

La crise à laquelle Haïti fait face de nos jours est, entre autres, liée à un système économique mis en place depuis après l’assassinat du premier chef d’État du pays : Jean Jacques Dessalines. Ce système est graduellement mis en décadence et tombé en crise. Cependant, Haïti gardait son indépendance politique durant tout le XIXe siècle, malgré les diverses crises qui se sont succédé.


Depuis l’occupation militaire étasunienne débutée en 1915, l’indépendance politique sauvegardée jusqu’alors se perd progressivement. La dépendance politique d’Haïti allait être doublée d’une dépendance financière aiguë due à la dégradation progressive de la production nationale. Grâce à cette double dépendance, les puissances impérialistes, particulièrement les États-Unis, orientent progressivement – face à certaines résistances – le processus de production en Haïti dans le sens de leurs intérêts, avec la complicité des acteurs locaux bien sûr. Ainsi, un ensemble d’industries de sous-traitance ont-elles été installées dans le pays au cours de la décennie 1970. Durant cette période, une nouvelle place a été assignée à Haïti dans la division sociotechnique du travail au niveau international : main-d’œuvre à bon marché pour les industries de sous-traitance. Ce projet, dont le but fixé (faire d’Haïti la Taïwan des Caraïbes) n’est pas encore atteint, poursuit son chemin. Et en ce sens, l’agressivité des États-Unis est de plus en plus féroce. Parallèlement, la dégradation de l’agriculture conduit une partie de la petite paysannerie productrice au chômage, à l’exode rural et grossit donc l’armée de réserve disponible pour les industries d’assemblage, comme nous l’avons souligné plus haut.


En outre, l’application des politiques néolibérales depuis la décennie 1980 a réduit considérablement l’offre de services publics en Haïti. Bon nombre d’institutions de services publics sont privatisées. Dans cette dynamique, presque tout se vend et s’achète. La survie en Haïti, comme dans beaucoup d’autres pays, devient une véritable course à la montre.


Tous ces facteurs sont conjugués à une domination culturelle circonscrite dans la logique d’homogénéisation des cultures caractérisant la mondialisation néolibérale. En ce sens, des pratiques culturelles importées valorisant des futilités (l’exhibition des tenues vestimentaires par exemple) au détriment de l’esprit critique et de tout engagement politique se font une place favorable dans la société haïtienne.


Les réponses apportées aux déterminants historiques

Dans cette ambiance caractérisée par la privatisation et donc la réduction des services publics, des dizaines de milliers de jeunes achèvent leurs études secondaires sans pouvoir payer les frais de scolarité d’une université privée ou d’une école technique privée ni intégrer l’Université d’État d’Haïti (UEH). D’autres cherchent difficilement à intégrer un marché de travail précaire caractérisé essentiellement de contrats de courte durée et de salaires misérables. Ce qui fait que ces jeunes se considèrent comme des étrangers/étrangères dans leur propre pays, attendant la moindre occasion favorable pour partir à la recherche de meilleures conditions de vie, souvent vainement. Il faut préciser qu’il n’y a pas que les jeunes qui caressent ce rêve. Cependant, leur cas nous parait plus préoccupant lorsqu’on considère qu’ils/elles constituent la grande majorité de la population et sont appelés/es à tenir les rênes du pays dans les années à venir. Il faut signaler que récemment le gouvernement des États-Unis, à travers le ministère de la Sécurité intérieure, a décidé de permettre à certaines Haïtiennes/certains Haïtiens d’« immigrer légalement et en toute sécurité aux États-Unis » dès le début de 2015 dans l’objectif déclaré de « favoriser l’unité familiale et contribuer à la reconstruction ainsi que le développement à long terme d’Haïti ». Quelle ironie! Nous ne sommes pas contre le droit d’immigrer. Cependant, quand la grande majorité de la population d’un pays cherche à partir pour l’extérieur, la situation devient inquiétante.


Se considérant comme des étrangers/étrangères dans leur propre pays, les jeunes ne s’engagent pas à tracer un nouvel avenir prenant en compte les intérêts nationaux et populaires en Haïti. Surtout, une dynamique favorable aux projets individualistes se développe au jour le jour tant en Haïti qu’ailleurs. De plus, des chanteurs/chanteuses et Disc Jokers (DJ) porteurs/porteuses de valeurs antinationales et déshumanisantes se construisent chaque jour comme des modèles dans le pays. Face à cette situation, les autorités publiques concernées ne s’engagent à adopter aucune mesure favorisant la construction de modèles contraires. Au contraire, l’émergence de ces modèles antinationaux et antiprogressistes entre la fin de la décennie 1990 et le début de la décennie 2000 semble bénéficier de l’appui des pouvoirs publics.


Ceux et celles pour qui l’occasion d’immigrer n’est pas encore présentée se résignent et s’accommodent aux perspectives d’avenir internes pourtant antinationales. Aux déterminants historiques préalablement mentionnés, s’ajoute un discours religieux très fort expliquant les problèmes d’Haïti à partir de référents superstitieux. Selon ce discours Haïti est condamnée à vivre la domination impérialiste, les troubles politiques internes, le faible développement de ses forces productives… jusqu’au « retour du Dieu occidental ».


Les initiatives de luttes deviennent de plus en plus difficiles dans le pays. D’ailleurs, elles sont généralement perçues comme illusoires et irréalistes ces derniers jours. Qui pis est, le désengagement généralisé qui sévit en Haïti participe du processus de consolidation et de renforcement de la dépendance et tout autre facteur qui le détermine.


Quelles perspectives progressistes?

À l’intérieur de cette dynamique de passivité et de résignation, des forces progressistes demeurent convaincues que la construction d’une Haïti souveraine favorisant la répartition équitable de ses ressources est encore possible et s’y engagent en conséquence. Maintenant, comment y parvenir dans ces conditions si difficiles et complexes?


L’engagement des jeunes dans la construction de toute nouvelle orientation d’une société comme Haïti, constituée majoritairement de jeunes, est important. Cet engagement suppose la construction de nouveaux modèles (pour la jeunesse haïtienne) porteurs de valeurs et projets progressistes. La construction de ces nouveaux modèles peut passer par l’appropriation de canaux idéologiques (les émissions dans les médias, les réseaux sociaux sur le Web, les spectacles socioculturels, le cinéma, les écoles…) assez souvent négligés par les forces sociales progressistes et révolutionnaires en Haïti.


Ce travail de construction de nouveaux modèles doit marcher de pair avec des luttes antilibérales continues et renouvelées. C’est en nous engageant dans cette voie que nous, les forces sociales progressistes, pouvons dessiner et concrétiser en Haïti un nouvel avenir porteur d’accès équitable à l’éducation, à la santé, au logement décent et à tous les autres services et biens nécessaires au développement du corps et à l’épanouissement de l’être humain.


Képler Aurélien

Membre de l’équipe de l’ICKL

Port-au-Prince, 30 octobre 2014


[1] UNFPA­HAITI, Haïti : la jeunesse en chiffres (s.d.) p. 3 [en ligne] Disponible sur : ‹http://www.unfpahaiti.org/› [Consulté le 22 octobre 2014]
[2] Publié dans Le Nouvelliste le 21 octobre 2014 et consulté le 22 octobre 2014 sur http://www.lenouvelliste.com/.