En direct d'Haïti

La conjoncture haïtienne se complexifie davantage après la signature du dialogue inter-haïtien

Le dialogue inter-haïtien a causé plus de mal qu’il a résolu de problèmes. L’Église catholique a endossé la responsabilité, sous la baguette du premier cardinal haïtien Mgr. Chibly Langlois, d’entretenir ce qu’elle appelle le « dialogue institutionnel inter haïtien ». D’après l’évêque du diocèse des Cayes, chef-lieu du département du Sud, ce dialogue, par une baguette magique, n’est pas politique. Il reviendra au prochain dialogue national de revêtir ce costume. Comment un évènement qui réunit des acteurs politiques pour aboutir à une solution politique pourrait-il ne pas être politique? Comprend qui peut cette distinction! C’est déjà une première confusion logée dès les prémices de ce rassemblement hétéroclite à plus d’un titre.


C’est sans aucune explication ni critique ou autocritique que « la religion pour la paix » qui s’était formée au cours de l’année 2012 de toutes les confessions religieuses y compris le vaudou s’est vue éclipser par l’une de ses composantes, en l’occurrence l’Église catholique. « La religion pour la paix » cherchait à harmoniser les deux branches du pouvoir exécutif avec le parlement et les partis politiques en vue d’aboutir aux élections d’un tiers du Sénat et des collectivités territoriales au cours de l’année qui vient de s’écouler. La conférence épiscopale s’est autobaptisée « la médiatrice ». Grâce à ce nom apparemment banal ou neutre, elle parvenait à faire asseoir à une même table trois acteurs importants de la vie politique du pays : le gouvernement, le pouvoir législatif et les cinquante-quatre partis politiques de la droite traditionnelle. La plupart de ces partis qui ne sont connus que d’un cercle très réduit du public haïtien sont issus du pouvoir. Ils ont émergé de nulle part. D’autres groupements politiques comme le Mouvement Patriotique de l’Opposition Démocratique (MOPOD) se sont abstenus de participer, car parce ils prévoyaient que ce dialogue n’emmènerait nulle part. Kontra Pèp La et Fanmiy Lavalas, deux autres acteurs ayant du poids dans la balance, ont abandonné le train au dernier moment quand ils se sont aperçus que leurs revendications ne passeraient pas. En réalité, la conférence épiscopale rêve du même objectif que « la religion pour la paix » qui l’a précédée, celui de paver le terrain pour faciliter au président Martelly la tâche de réaliser les élections manquées depuis son accession au timon des affaires publiques.


Le vocable « médiateur » ne cache-t-il pas une fausse neutralité?


Les rencontres de l’hôtel « El Rancho » doivent être considérées comme l’aboutissement d’une série de pourparlers, entamés depuis le mois de novembre 2012. Les principaux concernés n’ont pas cessé de le dire. Ce moment n’a pas été choisi par hasard. Il renvoie à une période où les manifestations antigouvernementales avaient atteint un tel degré que le président a déclaré qu’il a l’habitude de vivre à l’étranger et que sa chute serait surtout celle de la population. Ce message signifiait qu’il envisageait de jeter du lest si le calme ne revenait pas. Cet aveu me rappelle un moment d’énervement de Léopold Senghor alors qu’il était président de son pays natal, le Sénégal. Il avait prévenu les étudiants qui manifestaient contre son pouvoir pro-impérialiste français qu’il était prêt « à retourner chez lui en Normandie ».


La médiation a refroidi les ardeurs antigouvernementales au profit du président Martelly. Elle lui a apporté une bouffée d’oxygène dont il faut chercher les conseillers originaux qui ont agi derrière le rideau. C’est à juste titre que d’aucuns voient les bras voilés de ladite communauté internationale. Perplexe, on se demande pourquoi les membres de « la religion pour la paix » se sont-ils tus et ont-ils embarqué avec seulement de petits murmures de mécontentement dans la proposition de l’Église catholique? Le bénéfice de ce « dialogue » serait double si tout se déroulait suivant le plan prévu. Il apporterait aussi une certaine auréole à l’Église catholique, auréole qu’elle ne cesse de perdre avec la progression fulgurante des sectes protestantes d’obédience nord-américaine dans les coins et recoins les plus reculés du pays.


Le dialogue inter-haïtien a accouché d’un accord sans accord


Effectivement, le dialogue inter-haïtien a accouché d’un accord qui en a révolté plus d’un, même parmi les partisans du pouvoir au sein des deux chambres législatives. Cet accord infecté de multiples vices de forme et même d’accrocs à la Constitution a créé tant de confusions que l’on s’attend dans un avenir très proche à de nouvelles résistances publiques qui assombriront la conjoncture. Le président du Sénat, M. Dieuseul Simon Desra alors qu’il était dans le pays, a cédé son droit de signature au troisième personnage du Sénat, le sénateur Stevens Benoit. D’ailleurs, celui-ci a-t-il la capacité légale de signer en l’absence du président alors que son vice-président, le sénateur Andris Riché participait aux séances? Le sénateur Benoit a déclaré ouvertement qu’il a paraphé un document sans l’avoir lu, pensant que c’était le même qu’il avait en main la veille. Il a démissionné pendant cette fin de semaine du 28 mars de son poste de secrétaire au bureau du grand corps suite à tous les reproches qui lui sont adressés. Le président de la chambre des députés a signé l’accord même après avoir formulé des réserves sur certains articles. Parallèlement, les réserves de l’assemblée des députés portent sur l’ensemble du document.


« Tout indique que la distribution de quelques postes ministériels sera la principale retombée des conversations pour une fois engagées sans l’ombre d’un Blanc à l’horizon. Seuls, nous avons mis sur pied le dialogue, comme d’habiles escamoteurs, nous nous appliquons à nous délier de ses conclusions »[1]


Les manifestations de rues ont repris


Entre-temps, des événements burlesques à côté de mobilisations populaires ponctuent la scène politique. On a dépisté un gang de kidnappeurs dont le numéro 1 est un très proche du président de la République. Des manifestations sont observées dans les rues ou sur les routes nationales surmontées de barricades enflammées dans plusieurs départements du pays, soit pour réclamer de l’eau courante ou de l’électricité. La semaine dernière, c’était pour s’opposer à la privatisation d’une plage publique à l’entrée nord du pays selon certains ou la remise d’une plage étatisée à son ancienne propriétaire. Celle-ci ne serait autre que Marie Denise Duvalier, la sœur de Jean-Claude Duvalier.


L’atmosphère politique est gonflée de nuages sombres. Cela signifie que la voie empruntée par le prélat haïtien pour ramollir les tensions socio-politiques et économiques n’a pas donné le résultat escompté. Les grognes anti-Martelly et Lamothe commencent à s’exprimer à travers le pays. La police, sans tenir compte des motifs de ces revendications, réagit souvent de façon disproportionnée avec des bonbonnes de gaz lacrymogène qui arrivent même à tuer des passants ou des personnes qui vaquaient chez elles à leurs occupations. Entre-temps, certains courants politiques réclament le départ du pouvoir en place. Ce samedi, à Port-au-Prince, au Cap-Haïtien, il y a eu des mobilisations en ce sens, qui ont rassemblé des milliers de personnes. Car, disent-ils, avec lui, on aura toujours des élections frauduleuses alors que les États-Unis, le Canada et l’Union européenne ont déjà délié leur bourse en vue des prochaines élections.



31 mars 2014

Marc-Arthur Fils-Aimé

Directeur

Institut culturel Karl-Lévêque



[1] Frantz Duval, Éditorial du journal Le Nouvelliste, 28 mars 2014. NO 39196