Haiti: un pays occupé de multiples façons
Haïti : un pays occupé de multiples façons
La République d’Haïti est en train de vivre l’un des moments les plus sinistres de son existence. La grande puissance du Nord, en l’occurrence les États-Unis d’Amérique, l’avait déjà occupée en 1915 et s’en était retirée sous la présidence du fantoche Sténio Vincent, en 1934. Mais cette violation flagrante de la souveraineté d’un pays, qui devrait être inscrite parmi les crimes contre l’Humanité, perdure allègrement jusqu’à aujourd’hui sous une forme ou une autre, en fonction des intérêts du grand capital ou à l’occasion, pour répondre aux besoins électoraux d’un président américain. En 1916, en prévision de leur éventuel repli, les militaires yankees avaient fondé la Gendarmerie haïtienne. Malgré ses apparences d’institution nationale, celle-ci a agi depuis lors comme un véritable corps de substitution des occupants étrangers. La Gendarmerie a été rebaptisée à plusieurs reprises : Garde d’Haïti, Armée d’Haïti puis Forces armées d’Haïti de 1957, sous François Duvalier, jusqu’à 1995 alors que l’ancien président Aristide l’a phagocytée. Prophétique, Karl Levêque avait ainsi décrit la situation ans un de ses éditoriaux : « Point n’est besoin de marines pour définir l’occupation ».
Haïti victime de ses propres richesses
L’obsession manifeste des Américains, depuis une bonne moitié du 19e siècle, d’enchâsser toutes les richesses minières, stratégiques et autres du pays dans leur orbite impérialiste continue d’empoisonner la société haïtienne. Sous leur nouveau masque d’amis bienfaiteurs et de professeurs de démocratie et avec le parapluie malveillant de la communauté haïtienne, ils imposent leur volonté intéressée. C’est là que réside l’enjeu de toutes les turbulences qui étouffent la marche régulière de la société haïtienne depuis des lustres. Haïti est en train d’être victime de ses propres richesses grâce à la complicité de l’oligarchie et des politiciens traditionnels.
Aujourd’hui avec ce nouvel exécutif, les marines, sous leur nom d’emprunt de MINUSTAH[1], pèsent de tout leur poids sur toutes les facettes de la vie sociale, culturelle, économique et même religieuse du pays. Sous tous les gouvernements qui se sont succédé au Palais national depuis 1915, cette armée que les envahisseurs ont construite n’a jamais une seule fois failli à sa mission : protéger le capital d’ici et d’ailleurs. La Police que l’ex-président Aristide a montée de manière très improvisée n’a fait qu’emboîter le pas à ces militaires hostiles aux moindres velléités de revendications populaires. Seules la dénomination et la hiérarchie des grades ont changé. Mais ce deuxième corps armé a embrassé la même mission antinationale et antipopulaire que son prédécesseur. Si de nos jours, le communisme n’est surveillé que d’un œil par les forces répressives, le capital occupe leurs deux yeux pour contrecarrer toute revendication de la classe ouvrière, même lorsque celle-ci se contente de réclamer l’amélioration de sa vie quotidienne.
Quelles élections les complices haïtiens et étrangers veulent-ils?
Edmond Mulet[2], envoyé spécial des Nations-Unies pour superviser les élections de novembre 2010, préparait déjà la situation ce que nous vivons aujourd’hui et qui est bien décrite dans le film documentaire de Raoul Peck, « L’assistance mortelle ». D’après le livre « Le ventre pourri de la bête », récemment publié, Mme Ginette Chérubin (ex-membre du Conseil électoral), la communauté internationale avait alors tripoté les résultats au Centre de Tabulation à l’insu du grand public pour renverser l’ordre des gagnants. Mais depuis quelques mois, c’est à visage découvert que se font les interventions des porte-parole de la démocratie. Des représentants de l’OEA, dont le secrétaire général José Miguel Insulza, l’ex-président du Chili et membre du club de Madrid, Ricardo Lagos et madame Sandra Honoré, au nom du Secrétaire général de l’ONU, enjoignent les actrices et acteurs haïtiens de monter la machine électorale telle qu’elle est, malgré tous les problèmes qu’on lui connaît. L’ambassadrice américaine Mme Pamela White et divers membres de l’establishment américain franchissent les portes du Grand Corps et de la Chambre législative pour exiger personnellement des élus qu’ils obtempèrent à leurs calendriers politiques. Ce genre d’intervention se multiplie : le mercredi 23 avril, un émissaire spécial du Département d’État américain, Joël Danis, s’est entretenu avec quatre sénateurs qui avaient tenu un discours un peu trop nationaliste à ses yeux.
Or, l’ambiance générale qui prévaut actuellement dans le pays demande une tout autre analyse. La mobilisation antigouvernementale se répand de jour en jour et le manque de confiance envers tout le pouvoir en place se fait sentir sur tout le territoire. Prendre le chemin des urnes dans de telles conditions ne risque que d’aggraver la situation.
Le noyau universel de la démocratie est acceptable aussi pour Haïti
Le monde actuel n’est ni un vase clos, ni un bloc monolithique où toutes les cultures se confondent. À l’intérieur de la grande Civilisation moderne, chaque nation détient ses propres spécificités. D’où a surgi cette règle dialectique : L’unité dans la diversité.
Dans la démocratie moderne, il existe un noyau universel qui permet de classer un pays comme démocratique ou non. Mais on dirait que les forces étrangères, par leur façon de traiter notre cas, veulent nous faire passer comme une exception qui confirmerait la règle. Elles nous accolent des épithètes plus effrayantes les unes que les autres : pays ingouvernable, pays chaotique, le seul PMA de l’hémisphère occidental (malgré qu’il regorge de richesses)… Il est évident que la démocratie que les puissances tutrices souhaitent nous imposer est de nature différente que celle qu’elles s’offrent pour elles-mêmes, même si de leurs élections suintent toujours petit ou grand parfum de fraude, comme pour le Mexique par exemple. Il y a lieu de se demander ce que cherchent réellement ces donateurs qui financent un tel exercice, et de douter qu’il s’agisse de démocratie.
Quand on sait comment de grandes multinationales pompent nos ressources naturelles au mépris des règlements nationaux et internationaux; quand on connaît (selon certains rapports non officiels) l’énormité du détournement des fonds par la CIRH dirigée par l’ex-président Clinton, fonds qui ont été consentis à Haïti après le tremblement de terre du janvier 2010 et dont la totalité n’a pas été versée, l’on comprend bien la finalité de la violence que l’outremer déploie contre nous.
Les donateurs-acheteurs de confiance et de conscience tendent à nous pousser vers des élections dont la grande majorité du peuple est exclue. Des élections engagées pour construire une ploutocratie dont le capital, dans une forte majorité des cas, provient de combines de toutes sortes.
Dans un tel contexte, la tâche qui attend les forces progressistes est colossale. De concert avec les masses populaires, en appui à leurs luttes revendicatives et sur la base de véritables principes et programmes, plutôt que sur les fausses promesses de politiciens aux mains sales, il nous faut bâtir une atmosphère et une ambiance électorales où nos forces serviront à la reconquête de la souveraineté nationale. Ceci, envers et malgré les puissances étrangères qui ont toujours bénéficié de la bénédiction de l’oligarchie locale, ces puissances étrangères qui ont toujours contrôlé nos produits et à la vente, et à l’achat.
Marc-Arthur Fils-Aimé
29 avril 2014
[1] Mission internationale pour la stabilité d’Haïti
[2] CHÉRUBIN Ginette «Le ventre pourri de la bête», Éditions de l’Université d’État d’Haïti.