À l’heure de l’unité entre duvaliéristes et lavalassiens…
Le hasard de l’Histoire nous a permis d’entendre, dans l’intervalle de quelques huit jours, deux discours politiques qui naguère auraient été à l’opposé l’un de l`autre. Il s’agit de l’appel à la réconciliation du peuple haïtien lancé à la fois par l’ancien président Aristide et par l’actuel président Joseph Martelly. Chacun des deux protagonistes, dans le langage métaphorique qui lui est propre, croit pouvoir découvrir la solution à tous les maux qui désagrègent notre société. Ainsi, convient-ils tous deux la nation à s’unir pour trouver la route du développement.
Jean-Bertrand Aristide, cet ancien religieux de la congrégation des Salésiens devenu chef d’État, a fait comprendre que la mâchoire inférieure ne peut fonctionner sans le concours de la mâchoire supérieure. Pour bien mâcher les aliments, dit-il, la première doit déployer plus d’efforts que l’autre. Le nouveau président en exercice, avec d`autres mots, n’a pas non plus voilé sa vision d’une réconciliation tous azimuts des duvaliéristes et des lavalassiens. D’après lui, les premiers, sous l`autorité de leur représentant authentique Jean-Claude Duvalier, et les deuxièmes, sous celle de Jean-Bertrand Aristide, doivent s’asseoir à la même table pour le bien-être d`Haïti, car ils symboliseraient à eux seuls les deux forces réelles du pays. Pourquoi une telle idée saugrenue fait-elle surface dans cette conjoncture confuse et indécise?
Le 9 mai dernier, au lendemain de sa convocation comme témoin par la Cour d`Appel de Port-au-Prince concernant l’affaire de l’assassinat du journaliste de Radio Haïti-Inter Jean Dominique et du gardien de la station Jean-Claude Louissaint, l’ex-président Aristide est sorti de son mutisme. Il faut se rappeler que ce crime odieux, commis contre un ancien membre influent du parti et ami personnel de Jean-Bertrand Aristide, avait été commis sous la première présidence de René Préval, il y a treize ans. Aristide s’est entretenu de son comportement politique avec les journalistes été appelés à sa résidence privée. C’était sa première grande sortie, a-t-il reconnu, après son retour d’exil depuis deux ans. Dans un monologue où l’ancien curé a posé des questions auxquelles il a lui-même répondu, il a invité le pays, sans aucune distinction de classe et d’idéologie, à s’entendre pour le progrès national. Une nouvelle phase de l’impunité est née, où tous les crimes commis sous les Duvalier et sous les gouvernements successifs sont carrément jetés aux oubliettes.
Au cours de sa rencontre avec les médias, l’ancien chef de l’État, Jean-Bertrand Aristide, a aussi reconnu l’incapacité de son mouvement à conduire le pays à bon port. Il a confessé que la force lavalassienne ne saurait y arriver toute seule, même si toujours d`après lui, elle gagnerait des élections si celles-ci étaient organisées aujourd’hui dans de bonnes conditions. Une hypothèse que son concurrent immédiat n’a pas démentie, en reconnaissant publiquement la popularité de celui qu’il avait combattu en appuyant sans ambages les putschistes de septembre 1991. Avons-nous entendu une voix discordante lorsque la seconde figure du camp Lavalas, Mme la doctoresse Maryse Narcisse, officiellement désignée par Aristide comme son coordonnateur à vie, a révélé peu de temps après que le mouvement Lavalas compte faire cavalier seul aux prochaines élections? On se demande s’il y a une différence entre faire cavalier seul aux élections et diriger le pays en coalisant toutes les consciences politiques, rassemblées sous le label du chef charismatique lavalassien, qui se contenterait de tirer toutes les ficelles derrière le rideau du Palais national. La constitution, jusqu’à présent, lui a enlevé le droit de briguer un troisième mandat présidentiel sans pour autant lui ôter celui d’occuper tous les autres postes, même celui de premier ministre, à la Vladimir Poutine.
La semaine d’après, le président Martelly a relancé cette demande lavalassienne en invitant nommément les chefs des deux courants à la concertation. Les autres partis politiques ne représenteraient rien à ses yeux. D’ailleurs, le président Martelly n’a jamais caché son mépris envers les partis politiques et les intellectuels, lesquels, selon ses dires, sont responsables de tous les maux du pays. Quoique l’on fasse, la politique a ses règles que l’on ne saurait gommer à volonté, même dans une perspective électoraliste.
La campagne électorale est dans l’air du temps. Le président Martelly et son premier ministre M. Laurent Lamothe n’ont pas dissimulé leur intention de conforter leur pouvoir et multiplient visites à travers le pays et annonces de petits projets qui ne sont intégrés à aucun plan global. Pourtant, le grand public ne sait pas quand les prochaines élections pour le renouvellement du tiers du sénat et des collectivités territoriales auront lieu. Sur les ondes de la Voix de l’Amérique, station officielle du gouvernement de son pays, l’ambassadrice des États-Unis, Mme Pamela Ann White, a déclaré que non seulement les élections ne doivent pas avoir lieu cette année, mais qu’en outre, il faudrait un nouvel amendement de la Constitution pour en réduire le nombre. Les deux camps que d’aucuns cherchent à imposer à la nation ont silencieusement acquiescé à cette intervention brutale dans la vie politique d’un tiers pays.
Est-ce cette obéissance à l`impérialisme qui a conduit le président Martelly à penser que macoutes et lavalassiens pourraient chevaucher la même monture? Le président Martelly, grâce à son expérience au pouvoir, n’a-t-il rien décelé de différent entre son populisme et celui des lavalassiens? Il est vrai que les deux courants partagent bien des points. L’absence d’un programme politique les a conduits à la manipulation des masses populaires, basée sur un hypothétique espoir d’un avenir meilleur.
À première vue, chacun des deux acteurs cherche à se protéger et à protéger les classes dominantes d’origines ancienne et nouvelle. Les masses populaires haïtiennes en paient les frais, les forces progressistes ne s’empressant pas de s’agglutiner et de se structurer dans les meilleurs délais pour leur offrir la seule alternative possible, soit la transformation de notre société. En attendant, le duvaliérisme a le vent en poupe, sous la protection d’un système qu’il a maintenu en vie au prix d’une répression sauvage dont le pays est toujours traumatisé.
Marc-Arthur Fils-Aimé
26 Mai 2013